
"Moi j'ai la main qui soigne, je ne veux pas être la main qui tue" : pourquoi ces médecins et infirmières s'opposent au texte sur l'aide à mourir
Alors que l'Assemblée nationale a entamé, lundi 12 mai, l'examen d'une proposition de loi sur l'aide à mourir, une vingtaine d'organisations soignantes rangées derrière le collectif "Soins de vie" tirent la sonnette d'alarme. Les critères proposés pour restreindre l'accès à ce droit ne sont absolument "pas opérants" ni "stricts", y compris avec les "garde-fous" du Gouvernement. Ils placent le médecin dans une posture "toute puissante", ni "souhaitable" ni "demandée", de celui "qui devra décider qui peut vivre et qui peut mourir".

"On a l'impression que la société croit que la médecine peut tout, qu'elle a un 'souffrançomètre'", a déclaré la Dre Ségolène Perruchio, vice-présidente de la Société française d'accompagnement et de soins palliatifs (Sfap), ce mardi 13 mai, dans l'une des salles du Musée social, à Paris. Alors que les députés ont entamé, la veille, l'examen de la proposition de loi sur l'aide à mourir, le collectif "Soins de vie", dont la Sfap fait partie, a réuni la presse afin de faire valoir l'avis de ceux qui sont en première ligne : médecins en soins palliatifs, gériatres, professionnels du médico-social, de l'hospitalisation à domicile, oncologues, psychiatres, mais aussi infirmières. "Il faut entendre la parole de ces soignants qui, quotidiennement, et sur des dizaines d'années, voient des gens mourir", a appelé la Dre Faroudja Hocini, psychiatre-psychanalyste à l'hôpital Saint-Anne (Paris).
Prenant la parole tour à tour, les membres du collectif* ont tenu pendant près d'une heure et demie un discours de gravité, mettant notamment en garde contre les critères établis par la proposition de loi (PPL) pour restreindre l'accès à l'aide à mourir : être âgé d'au moins 18 ans ; être Français ou résident en France ; être atteint d'une "affection grave et incurable, quelle qu'en soit la cause, qui engage le pronostic vital, en phase avancée ou terminale" ; cette dernière provoquant une "souffrance physique ou psychologique" réfractaire aux traitements ou insupportable ; et être apte à manifester sa volonté de façon libre et éclairée. Des critères qui "ne sont en aucun cas stricts", encore moins "opérants", et "que la médecine n'est pas capable de mesurer", a expliqué d'emblée Ségolène Perruchio.
Dans une tentative de trouver un "équilibre" sur ce texte, la ministre du Travail et de la Santé, Catherine Vautrin, a déposé un amendement pour "définir la 'phase avancée', à savoir 'l'entrée dans un processus irréversible marqué par l'aggravation de l'état de santé qui affecte la qualité de vie'", suivant ainsi l'avis de la Haute Autorité de santé rendu quelques jours plus tôt. L'autorité avait conclu qu'il n'existait pas de "consensus médical sur la définition du pronostic vital engagé 'à moyen terme', ni sur la notion de 'phase avancée' lorsqu'elles sont envisagées dans une approche individuelle". Ces "garde-fous" ne rassurent pas les membres du collectif "Soins de vie". Ils n'apportent, selon eux, "aucun élément tangible au médecin en charge de discriminer l'accès à ce droit", de "décider qui peut vivre, qui peut mourir". "C'est laissé intégralement à l'expression de la subjectivité du patient", a indiqué la Dre Perruchio.
Si les récentes déclarations du Gouvernement ont suggéré que l'aide à mourir ne concernerait qu'un nombre restreint de patients, les critères actuels ne permettent pas de l'assurer… bien au contraire, a jugé le Dr Manuel Rodriguez, oncologue médical à l'Institut Curie, à Paris. "Les cancers affectent 440 000 nouvelles personnes en France tous les ans. La moitié va souffrir d'une rechute métastatique, donc d'une maladie grave, incurable." Autant de personnes qui pourraient demander à bénéficier d'une aide à mourir. S'agissant de la notion de phase avancée, celle-ci "arrive très tôt dans l'histoire de la maladie, une maladie avancée ne veut rien dire." D'autant que, a ajouté l'oncologue, prédire le pronostic s'avère bien souvent très compliqué. "De nombreux travaux réalisés par des oncologues montrent qu'on se trompe très largement dès qu'on sort des quelques dernières semaines" de vie.
Même constat du côté du Dr Pierre-François Pradat, neurologue à l'hôpital de La Pitié-Salpêtrière (AP-HP) et chercheur spécialiste de la sclérose latérale amyotrophique (SLA ou maladie de Charcot). "Un patient qui vient pour une SLA, par définition, a une gêne fonctionnelle. Sa qualité de vie est affectée", a avancé le neurologue. "Pour les spécialistes de la SLA, ces critères ne veulent rien dire", a-t-il affirmé, évaluant à "4 à 5" le nombre de nouveaux patients qui seraient chaque jour "éligibles à une mort provoquée". "Le seul critère que l'on sait définir de façon scientifique, c'est le 'court terme'", a précisé la Dre Claire Fourcade, présidente de la Sfap, fermement opposée à ce texte.
"Ce que je vois arriver à plein nez, c'est un nomadisme médical de la fin de vie"
Ces critères posent, selon la médecin en soins palliatifs à Narbonne, la question de "Comment on fait le tri entre les souffrances auxquelles on dit oui et celles auxquelles on dit non ?" "Est ce que c'est tenable, justifiable, acceptable, de trier des souffrances ?", a-t-elle lancé, sous le regard approbateur des membres du collectif. "Il y a des biais majeurs qui vont arriver si une loi passe avec ce genre de critères", a mis en garde le Dr Rodriguez. "D'abord, des biais d'âge : on sous-estime l'espérance de vie des jeunes, on surestime l'espérance de vie des personnes âgées. Il y a aussi des cancers qu'on n'arrive pas du tout à estimer, d'autres un peu mieux." Et de poursuivre : "Avec des critères aussi lâches, il n'y aura pas de reproductibilité entre oncologues. Ce que je vois arriver à plein nez, c'est un nomadisme médical de la fin de vie, avec des réseaux qui vont se constituer avec des oncologues qui seront facilitateurs et vers qui certains patients vont se diriger en priorité."
L'oncologue de l'Institut Curie s'inquiète également du "message sociétal" que cela renvoie, notamment aux personnes âgées qui peuvent avoir l'impression d'être un poids pour leurs proches, "de dire 'à tout moment vous pouvez dire stop'". "En tant qu'infirmiers, on voit comment ça se passe aujourd'hui dans les Ehpad ou les lieux d'accueil pour personnes handicapées, les pressions familiales et sociales qu'il peut y avoir. Demain, si une loi permet d'exécuter des personnes, on voit tous les risques qu'il peut y avoir", a abondé Thierry Amouroux, porte-parole du Syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI). "On n'a pas envie d'une loi qui va faire basculer les choses, et mettre en danger des centaines de milliers de personnes vulnérables."
"Une loi, c'est pour protéger le plus grand nombre, les plus faibles, pas pour satisfaire une minorité", a estimé l'ancienne ministre de la Santé et désormais présidente de la Fédération nationale des établissements d'hospitalisation à domicile (Fnehad), Elisabeth Hubert, regrettant "un profond dévoiement de ce qu'est la chose législative". "On est en train de faire tomber une loi universelle et symbolique qui protège les vulnérables à long terme", s'est également alarmé Bruno Dallaporta, médecin néphrologue, docteur en éthique et spécialisé en philosophie appliquée à la santé. "Même rationnellement, si vous légiférez l'exception, vous la faites proliférer", a-t-il souligné, prédisant, qu'à terme, "on fasse tomber les bornes" et qu'on élargisse cette aide à mourir, par exemple, aux mineurs.
"Ce que l'on nous propose, c'est d'euthanasier les gens quand ils sont dans le tunnel"
Les membres du collectif "Soins de vie" défendent tous par ailleurs la "valeur des soins". Or, ce texte constitue un point de bascule. Ce qu'il pose comme question, c'est : "est ce que collectivement on est d'accord ou pas pour faire tomber l'interdit de donner la mort ?", a avancé la Dre Faroudja Hocini. "La philosophie contemporaine nous apprend qu'il y a 5 cas qui unissent l'acte médical et la mort : l'abstention [ne pas réanimer une personne de 90 ans atteinte du Covid par exemple, NDLR], l'antalgie, la limitation et l'arrêt des traitements, le suicide assisté et, enfin, l'euthanasie. Dans les cas 1, 2 et 3 vous avez l'intention de soulager, au risque que la mort survienne, dans les cas 4 et 5, l'intention est de donner la mort pour soulager. C'est ça l'élément le plus important, l'intention est fondamentale", a expliqué la psychiatre-psychanalyste.
"En 40 ans de carrière, j'ai accompagné quantité de personnes jusqu'au bout, mais l'intention était de soulager. Avec ce texte, l'intentionnalité c'est de tuer : tu rentres dans la chambre [d'un patient], tu [lui] injectes un produit et cinq minutes après la personne est morte. On est là dans un acte d'exécution. Moi, j'ai la main qui soigne, je ne veux pas être la main qui tue. Je suis un soignant, je ne suis pas un bourreau, je ne suis pas là pour mettre fin intentionnellement à une vie", a illustré Thierry Amouroux, du SNPI, qui "combat" cette loi. D'autant que, a ajouté l'infirmier, "la demande [de mourir] des patients est fluctuante". "Il y a des moments de douleur physique, de souffrance psychique, où on a envie que ça s'arrête, mais dès qu'elle est soulagée, le patient repart dans des projets de vie à court terme : un mariage, une naissance, etc. Or là, cette loi, c'est PAF en 15 jours, on arrête tout", a-t-il fustigé, évoquant une "procédure expéditive".
"Ce que l'on nous propose, c'est d'euthanasier les gens quand ils sont dans le tunnel !", s'est emportée Faroudja Hocini, se disant "en colère contre [elle]-même", "parce que j'allais consentir à un truc dont j'ignorais tout". Et de souligner qu'en Oregon (Etats-Unis), "un tiers de personnes [qui se sont vu prescrire la 'kill pill'] ne la prennent pas". "On ne peut jamais être sûr à 100% qu'une demande de mort est une demande de mort." Et sa consœur Sara Piazza, psychologue clinicienne à hôpital Delafontaine à Saint-Denis, d'abonder : "En tant que psy, je ne vois pas comment on peut soutenir quelqu'un dans sa volonté de mourir. Quand les gens nous disent qu'ils veulent mourir, on leur dit 'à demain'."
"Ne faites pas bouger les lignes, le risque est immense"
Parmi les membres du collectif présents ce mardi, tous ont fait valoir que la loi Claeys-Leonetti répond aux situations les plus communes. "On est très confortables avec cette loi, a déclaré le Dr Rodriguez. La sédation profonde en phrase terminale, ça nous parle." "Aujourd'hui, la loi permet la discussion, la collégialité, l'interprofessionnalité. Dans cette proposition de loi, le médecin est mis dans une position de toute puissance, qui n'est pas souhaitable et qui n'est pas ce qui est demandé non plus par la société, et les infirmières, en exécutives", a complété, Sophie Chrétien de l'Association nationale des infirmiers en pratique avancée (Anfipa). "On est dans de l'absurde : on sépare les patients des bien vivants, on essaie de cliver les professionnels de santé…"
"Aujourd'hui, notre société dit 'non' aux patients qui veulent mourir. C'est nous [soignants] qui portons ce 'non' au nom de la société. Si c'était intenable, si ça nous mettait tous les jours dans des situations insupportables, on devrait être les premiers à dire aux parlementaires 'changez la loi'. Or, nous sommes aujourd'hui en première ligne pour dire 'ne faites pas bouger les lignes'', le risque est immense", a poursuivi la Dre Fourcade.
Si la loi passe, cela risque de porter un coup à l'attractivité des métiers concernés par la fin de vie, a alerté l'ancienne ministre Elisabeth Hubert, pour qui il faut plutôt améliorer la formation des professionnels. "Je n'ai que des interlocuteurs (médecins, soignants, infirmiers, psychologues) qui me disent qu'ils partiront de la HAD si demain ils doivent pratiquer ces gestes [ce qui serait alors de l'euthanasie, NDLR], alors qu'ils réalisent aujourd'hui des sédations profondes et continues jusqu'à la mort." Pour la psychologue Sara Piazza, la "différence" entre euthanasie (administration d'un produit létal par un tiers) et suicide assisté (auto-administration) est "assez minime" : "de toute manière c'est un médecin qui décide". "Le suicide assisté est une forme d'abandon pour beaucoup de soignants", a conclu Claire Fourcade.
*"Soins de vie" n'est pas une structure juridique à proprement parler. Il s'agit d'un regroupement d'organisations, de syndicats, de fédérations et de sociétés savantes. Parmi les membres, citons par exemple la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP), la Société française de Soins Palliatifs Pédiatriques (2SPP), l'Association francophone des soins oncologiques de support (AFSOS), la Fédération nationale des établissements d'hospitalisation à domicile (FNEHAD), la Société française du cancer (SFC), l'Association pour la clarification du rôle du médecin dans le contexte de la fin de vie (Claromed), l'Association nationale des médecins coordonnateurs (MCOOR), l'Association nationale française des infirmiers en pratique avancée (ANFIPA), la Société française de médecine physique et de réadaptation (SOFMER), etc.
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