Dre Caroline Brémaud. Crédit : Louise Claereboudt
"J'étais prête à tout perdre" : Caroline Brémaud, l'urgentiste qui dérangeait
Nommée cheffe du service des urgences de Laval (Mayenne) à seulement 39 ans, Caroline Brémaud s'est fait connaître en devenant la figure de proue de la grève des personnels hospitaliers, à l'automne 2021. Depuis, elle n'a cessé de monter au front pour défendre ce service public qui perd "son humanité" à force d'être malmené. Ses prises de parole dans les médias et ses critiques envers les politiques de santé gouvernementales lui coûteront, en est-elle persuadée, sa chefferie. Déterminée à poursuivre le combat, cette maman de quatre enfants sort Etat d'urgences (éd. Seuil), "pour militer autrement". Nous l'avons rencontrée dans le café où elle a fait naître ce livre.
Dre Caroline Brémaud. Crédit : Louise Claereboudt
Il était un peu plus âgé qu'elle, d'à peine quelques années, mais c'était son ami. Ils jouaient ensemble tous les jours dans la cour de récréation de l'école primaire, "jusqu'à ce qu'il arrête de venir". "En fait, il avait un cancer." C'était le fils du gendarme. L'école donnait sur la gendarmerie. À travers le grillage, Caroline voit son copain perdre ses cheveux. "On avait l'interdiction de s'approcher pour lui parler", se souvient-elle, en tripotant son bracelet en perles roses. La petite fille ne comprend pas pourquoi. Désormais, elle sait. "C'est parce qu'il était malade, c'était tabou, personne ne savait quoi faire." Cela fera naître en elle "une révolte". "Parce que je me suis soumise à la règle, et je le regrette." La pensant "trop jeune pour comprendre" et encaisser le deuil, ses parents ne l'emmènent pas à l'enterrement. Elle ne dira rien, "pour leur faire plaisir". Mais en 5ème, lorsqu'on lui demande de rédiger un poème, elle écrira sur cet ami et sur sa maladie, avec une justesse qui fera couler les larmes de son professeur. Comme pour dire : "Il faut arrêter de se taire".
"Ne rien dire, c'est consentir"
Nous sommes le 8 octobre 2021, et Caroline Brémaud, devenue cheffe du service des urgences de Laval (Mayenne), n'a plus rien d'une petite fille. À part peut-être ses habits fantaisie et son stylo à plume qui fait de la lumière dans la poche de sa blouse blanche, détendant instantanément les jeunes patients apeurés. Mais le feu qui est né en elle alors qu'elle n'avait que 8 ans crépite toujours. Ce matin-là, la maman de quatre garçons demande à sa jeune fille au pair de se saisir d'un feutre noir et de lui écrire "en grève" sur le visage. Frénétiquement, la médecin poste une photo d'elle sur son compte Twitter, où elle est très active, accompagnée du texte suivant : "Je m'appelle Caroline, je suis cheffe de service des urgences de Laval et demain je serai en grève parce que j'aime mon métier, mes collègues, mes patients... Pour défendre l'indispensable ! Ne rien dire, c'est consentir."
Je m appelle Caroline je suis cheffe de service des urgences de Laval et demain je serai en grève parce que j aime mon métier mes collègues mes patients... Pour défendre l indispensable!ne rien dire c est consentir.Partagez si vous soutenez #urgences #GreveGenerale #SAMU #medecin pic.twitter.com/t8EqqvkFdB
— Caroline Brémaud (@bremaudcarolin1) October 8, 2021
"C'est le début de quelque chose que je ne pouvais pas imaginer", écrit-elle dans son livre, Etat d'urgences, paru le 2 mai aux Editions Seuil. La photo est vue "plus de 200 000 fois". "C'est venu comme ça, c'était vital", confie-t-elle, assise sur l'un des fauteuils en velours rose de l'Inclusive beauty bar, à Laval, où nous l'avons rencontrée en cette matinée venteuse d'avril. Les médias locaux, puis nationaux, se pressent de la contacter. Dans leurs colonnes ou sur les plateaux télé, elle dénonce avec un franc parler déconcertant les conditions de travail qui se sont dégradées depuis le Covid, les décisions de l'ARS et du Gouvernement, qu'elle juge déconnectées du terrain. "L'épidémie a été un catalyseur ; on aurait fini par craquer mais dans cinq ou dix ans. Ça a tout accéléré." Directrice de crise adjointe pendant cette période, elle est confrontée à la lenteur administrative, "au manque d'humanité" de l'ARS. Ereintée par des mois de lutte contre le virus – "j'ai une spondylarthrite depuis l'adolescence, mon corps a bien morflé" – Caroline Brémaud en sort "adulte". Une part de son innocence juvénile s'est envolée.
Au sortir du confinement, l'espoir pointe toutefois à la porte des urgences : "On nous a dit qu'on était la priorité." Mais le Ségur de la santé s'avérera, à ses yeux, décevant. "C'est hypocrite au possible : 183 euros pour une infirmière en fin de carrière… mais il faudrait déjà qu'on en ait en fin de carrière !", s'emporte l'urgentiste dont le regard pétillant s'assombrit aussitôt. "Ce n'est pas qu'une question d'argent mais de conditions de travail. Si je me suis mobilisée [en octobre 2021], c'est parce qu'on était en train de nous demander de faire plus avec moins. Ça veut dire renoncer à l'humanité dans le soin, ce n'était pas possible pour moi", poursuit celle que ses parents appelaient autrefois "Mère Teresa", parce "je donnais tout ce que j'avais". "On accueillait des enfants des gens du voyage quelques semaines par an à l'école primaire, je leur donnais toujours ma trousse avec mes crayons neufs." Voir des patients, parfois très âgés, s'entasser sur des brancards dans les couloirs des urgences lui était devenu "insupportable". "On ne gère pas du bétail !"
"Je me sens toujours plus proche des paramédicaux, je les trouve plus honnêtes dans leur façon de parler"
En juin 2021, elle avait pourtant tenté d'alerter sur la situation devant "le gratin régional", expliquant que, compte tenu du planning en gruyère qui se dessinait, les urgences allaient devoir fermer en partie l’été. "On m'a prise pour une poupée qui ne sert à rien, une cruchotte. Ça me touche mais ça ne me blesse pas, ça me révolte encore plus." À l'automne, quand ses collègues l'informent de la grève, elle se jette à corps perdu dans cette cause, celle des urgences hospitalières, et en devient la figure de proue, le porte étendard. "Je n'étais pas syndiquée, en fait, je n'étais rien." Mais c'est elle qui rassemble, attire l'attention. Sans doute "parce que je suis une jeune femme, cheffe des urgences – il y en a peu – et que je parle vrai", imagine Caroline Brémaud. "Les gens me disent souvent 'quand on t'écoute, on comprend tout'. C'est cette simplicité dans mon discours qui a séduit. Mes collègues sont mignons, dans leur costard-cravate, à employer des termes compliqués : on ne s'adresse pas à des confrères mais à la population, ce sont les gens qui comptent !"
Pour elle, c'est naturel : "J'ai toujours parlé simplement, franchement." Une caractéristique qu'elle dit ne partager qu'avec très peu de confrères médecins. "Je me sens toujours plus proche des paramédicaux, je les trouve plus honnêtes dans leur façon de parler. Les médecins, on a toujours l'impression qu'ils ménagent la chèvre et le chou, qu'ils ne veulent pas vexer." Dans "Extraction en milieu hostile", l'un des chapitres de son livre, elle dénonce d'ailleurs les dérives de la confraternité : elle ose aller chercher une collègue Iade (infirmière anesthésiste) hospitalisée dans un autre établissement, et dont la vie semble en jeu. "Le confrère [qui l'a prise en charge] a fait une connerie et il ne s'en est pas rendu compte." Plusieurs de ses collègues désapprouveront son geste. "Sous prétexte de la confraternité, on laisserait quelqu'un en péril ?!", s'offusque la médecin. "Moi je suis capable de me battre pour n'importe qui." Un petit côté "justicière" qu'elle a toujours eu. "En CM1 ou CM2, je me suis mise debout face à mon instituteur pour lui dire que je n'étais pas d'accord avec ce qu'il faisait ; il harcelait un élève de la classe", lâche-t-elle. "J'ai toujours su montrer les dents, mais ma plus grande difficulté, c'est d'identifier mon 'ennemi' car je ne sais pas faire autrement que d'accorder ma confiance."
"On m'a reproché de nuire à l'attractivité du territoire"
Caroline Brémaud se sent "un peu seule" parfois dans ce milieu médical dans lequel elle évolue avec la sensation d'être un ovni. "Les études, le statut social, la responsabilité… Beaucoup de médecins se sentent obligés de mettre une barrière, une distance", regrette-t-elle. C'est d'ailleurs ce qui lui faisait peur, une fois devenue interne, avec les urgences. "J'ai pleuré la veille du stage obligatoire, je ne voulais pas y aller. Pour moi, les urgentistes, c'est des cow-boys sans cœur." Sa rencontre avec la Dre Marie-Hélène Groff change tout. "Elle était exactement ce que je rêvais d'être. Elle avait une rigueur terrible et en même temps elle était hyper gentille avec les patients. Je me suis dit : 'Je veux être elle'." La médiatisation de Caroline Brémaud lui permet de voir "qu'il y en a d'autres comme [elle]", "des spontanés", sourit l'urgentiste, qui a "peur de paraître prétentieuse en [s']opposant aux autres".
Sa convocation en commission d'enquête sénatoriale en décembre 2021, avec quatre autres chefs de services d'urgences – "tous des hommes de plus de 50 ans", lui donnera la force d'incarner la crise des urgences. "Au début, je me suis dit qu'il y avait une erreur de casting, plaisante-t-elle, en buvant une grande tasse de chocolat chaud. Ça a été un moment important parce que je me suis sentie légitime dans ma parole, reconnue pour ce que j'étais."
Alors que, début 2022, le Gouvernement loue en grande pompe sa "mission flash" – François Braun s'était d'ailleurs rendu à Laval dans ce cadre, le franc parler et l'esprit rebelle de Caroline Brémaud commencent à déranger. "Quand Emmanuel Macron vient à Laval [en octobre 2022], il a été demandé que je ne sois pas là lors des réunions. J'ai répondu : 'ça tombe bien j'ai piscine !'", s'amuse la maman, qui élève seule ses enfants et met un point d'honneur à les emmener en sortie dans son Espace sept places. "Le dossier Laval, et particulièrement Caroline Brémaud, a toujours été traité assez haut. Je pense que je fais peur, parce que j'ai la population derrière moi", suppose l'urgentiste, très soutenue par les profs. Des amis la préviennent : "Fais attention, tu vas y laisser des plumes Caro !" – "Oui, mais faut bien que les choses se fassent", leur répond-elle déterminée.
Lors d'un congrès mayennais, des dirigeants de grandes entreprises locales évoquent son "cas". "On m'a reproché de nuire à l'attractivité du territoire, ils se sont plaints qu'ils n'arrivaient pas à recruter à cause de moi. Eh bien non, si vous avez du mal à recruter, c'est parce que l'accès aux soins est compliqué, pas à cause de moi !", tient-elle à rétablir, dénonçant une injustice. Dans les couloirs de l'hôpital, certains médecins sont du même avis.
"J'ai même cru qu'on pouvait m'enlever mon diplôme"
"J'ai pris conscience que je pouvais perdre beaucoup en alertant sur la situation des urgences, et j'ai pris la décision avec moi-même que j'étais d'accord pour tout perdre, avoue la praticienne, en remettant une mèche dorée derrière ses oreilles. J'ai même cru qu'on pouvait m'enlever mon diplôme." Qu'importe, "je me suis rappelé tous les métiers que j'ai faits avant – animatrice en colos, serveuse, vendeuse dans des magasins, baby-sitter – et je me suis dit 'en fait, tu sais tout faire'. Ça a été ma force : mes détracteurs se sont rendu compte qu'ils n'avaient pas de prise sur moi. Parce que rien n'est important à part mes enfants, le reste, enlevez-moi tout, je m'en fiche."
"Une sanction déguisée"
Plus jeune, Caroline Brémaud rêvait d'être vétérinaire. Après un stage de 3ème chez un véto du Maine-et-Loire – elle a grandi à Courcelles-de-Touraine –, elle y passera la moitié de toutes ses vacances jusqu'en classe préparatoire vétérinaire. "J'y ai passé des heures, j'ai fait plein de gestes, des sutures, des opérations, des radios, j'ai rangé des médicaments, je faisais les fiches de secrétariat, le ménage, se rappelle-t-elle en souriant. J'avais un feeling avec les animaux." Et un jour, "le doute s'est installé". Elle rencontre un petit garçon – l'enfant d'amis du véto. Ce dernier se jette aussitôt dans ses bras, sous les yeux ébahis de sa mère. Autiste, l'enfant refuse habituellement tout contact physique. Quand l'étudiante rate le concours d'admission à "une place près", elle se dit que "c'est le destin", et part en médecine, dans l'idée de faire de la recherche sur l'autisme. Mais cette "espèce de petite mafia" l'a vite "agacée".
Ce sera donc la médecine générale. Après son internat, elle décide d'entamer une capacité d'urgence à l'hôpital Bichat, à Paris. Les horaires de cabinet n'étaient guère compatibles avec sa vie de famille à cette période. "Je rentrais tous les jours à Laval pour coucher mes quatre enfants", raconte Caroline Brémaud. L'un d'eux – l'aîné – a été secoué par sa nourrice à six mois et garde encore un handicap important.
Quand, en novembre 2023, elle est convoquée par son directeur, Caroline Brémaud sent le vent tourner. Si ce rendez-vous est présenté comme "une réunion de travail", elle se rend vite compte que c'est un motif fallacieux. Le directeur évoque un audit sur le fonctionnement des urgences mené en octobre 2021, qui préconisait une chefferie unique, avec un chef travaillant et au Samu et aux urgences. La réorganisation est actée le 1er décembre : Caroline n’est plus cheffe. Plus de 200 personnes (soignants, patients, députés – dont Guillaume Garot) se mobilisent pour lui afficher leur soutien devant le centre hospitalier de Laval. Caroline Brémaud en est persuadée : tout était calculé, "c'est une sanction déguisée". Elle ne se bat pas pour conserver son poste, mais n'abandonne pas le combat pour autant. En janvier 2024, elle crée le mouvement des Gilets blancs – sur le modèle des Gilets jaunes.
Lanceuse d'alerte
Puis elle se met en retrait. Désormais déchargée des tâches qui incombaient à la chefferie de service, elle mûrit un autre projet : celui d'écrire un livre, "une autobiographie centrée sur la santé", avec son ami Martin du Peuty. Un "rêve" pour celle qui est tombée dans la lecture au collège et n'en est jamais ressortie. "J'ai eu envie de sensibiliser les gens à l'effondrement du système de santé autrement, en me dévoilant", confie l'urgentiste qui a demandé la reconnaissance de son statut de lanceuse d'alerte – casquette que les médias lui ont attribuée, précise-t-elle. Ce combat pour l'hôpital public, Caroline Brémaud l'affirme : "Il va m'occuper toute ma vie." "Je pense qu'on n'a pas encore touché le fond. J'ai peur pour cet été. On est arrivé à des moments où on ferme en journée, où on a aucun Smur sur tout le département au lieu de trois. Ça me paraissait invraisemblable quand j'ai commencé à manifester. Maintenant ça fait partie de notre quotidien. J'avais peur qu'on s'habitue, et on s'est habitués."
Biographie express
30 avril 1981 : Caroline Brémaud naît à Tours
2002 : elle débute ses études de médecine
2010 : Caroline Brémaud quitte Tours pour la Mayenne et débute son internat
Juillet 2020 : l’urgentiste est nommée cheffe de service à Laval
Janvier 2024 : après avoir été démise de sa chefferie, elle crée les Gilets blancs

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