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Pourquoi les écoles d'ingénieurs se tournent vers les formations médicales

Alors que les technologies prennent de plus en plus de place dans la santé, le secteur a besoin de professionnels à l'interface de ces deux champs. Les écoles d'ingénieurs, fortes de liens déjà anciens avec la pharmacie, mettent en place des doubles diplômes de pharmaciens-ingénieurs et médecins-ingénieurs. Face à l'intérêt grandissant des étudiants et des entreprises, elles ouvrent depuis peu des formations post-bac mêlant des enseignements scientifiques et des cours tournés vers la santé.  

22/04/2025 Par Malika Butzbach
Enquête
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Lorsque Youssef s’est assis pour la première fois sur les bancs de la faculté de médecine, "ça a été un moment chargé d’émotion", avoue-t-il. Il faut dire que le cursus de ce jeune Marocain ne le destinait pas forcément à étudier la médecine : après un baccalauréat scientifique, il intègre une classe préparatoire aux grandes écoles au sein du prestigieux lycée Mohammed-VI d'excellence à Ben Guerir, à 70 km de Marrakech. "J’hésitais beaucoup avec la médecine, mais je ne voulais pas faire ces études au Maroc. J’avais candidaté en France sans succès, j’ai donc opté pour des études d’ingénieur." Après deux années intensives à ce lycée, il choisit d’intégrer Centrale Lyon, pour son cursus en double diplôme médecin-ingénieur, en collaboration avec l’université Claude-Bernard Lyon-1 et les Hospices civils de Lyon. Un double parcours étalé sur six années qui permet d’obtenir à la fois le diplôme d’ingénieur et le diplôme de formation approfondie en sciences médicales (DFASM). Youssef a donc pu "renouer avec [son] rêve de lycéen". 

Pendant leur deuxième année au sein de l’école, les étudiants sélectionnés suivent un programme dit de "mise à niveau", comprenant des enseignements complémentaires en génétique médicale, en maladies infectieuses et en cancérologie. Après deux ans à Centrale, ces élèves-ingénieurs intègrent pleinement la troisième année de médecine, dite Formation générale en sciences médicales (FGSM3), puis enchaînent trois ans en cycle Formation approfondie en sciences médicales (FASM). Après ces huit années de cursus, ils obtiennent le double diplôme. Mais comment se déroule la sélection à Centrale Lyon ? Ceux qui le veulent candidatent pendant leur première année. Ils doivent ensuite effectuer leur stage ouvrier, obligatoire, auprès d’un médecin généraliste et au sein d’un hôpital. Youssef, lui, passera quatre semaines en milieu hospitalier: "Une semaine au service des brancardiers, une semaine en troubles neuro-ophtalmologiques et deux semaines à la pharmacie", se souvient-il. Il intègre le double diplôme en deuxième année. "Il n’y a que 5 places par promotion, souligne Céline Helbert, maîtresse de conférences et responsable du double diplôme à l’École centrale de Lyon. Au sein du jury, notre rôle est de détecter les étudiants qui ont vraiment la fibre du soin. Car ces ingénieurs seront avant tout médecins."

Youssef a ainsi suivi, pendant cette deuxième année, plusieurs enseignements de médecine, notamment en génétique, en maladies infectieuses et en cancérologie. Et depuis la rentrée 2024, il a intégré la troisième année de FGSM3. À la fin de sa scolarité, il obtiendra le double diplôme d’ingénieur-médecin et pourra exercer comme ingénieur en dispositifs médicaux, ingénieur de recherche en biotechnologies, chercheur en sciences médicales ou encore directeur de la recherche et développement. 

 

À l'interface entre le soin et les sciences techniques

Depuis plus d’une vingtaine d’années, les formations médicales fleurissent dans les écoles d’ingénieurs, notamment sous la forme de ces doubles diplômes. Certains, comme à Centrale Lyon, s’adressent à des élèves ingénieurs souhaitant continuer en médecine. D’autres, comme à  l’École des mines de Saint-Étienne, aux étudiants en santé qui souhaitent venir en école d’ingénieurs. "Nous avons trois doubles diplômes en ce sens, explique Jérémie Pourchez, responsable de ces cursus au sein de l’établissement. Celui de pharmacien-ingénieur qui date de 1993, celui de médecine qui a été créé en 2008 et, depuis la rentrée 2024, nous en proposons un de dentiste-ingénieur."

Une évolution des formations en lien avec les transformations que connaît le secteur médical. Notamment, expliquent les responsables de formation, avec la prise de conscience, dans les années 2000, des rôles que peuvent jouer les technologies dans la médecine. "On peut citer l’algorithmie, avec la plus-value qu’apporte la reconnaissance automatique d’images dans les diagnostics. Ou encore la robotique, qui accompagne les gestes des professionnels de santé", illustre Matthieu Mazière, directeur des études, en charge du cycle ingénieurs civils de Mines ParisTech, qui signera prochainement un partenariat avec l’université Paris Cité pour la création d’un double diplôme médecin-ingénieur.

Aujourd’hui, les productions technologiques issues des laboratoires d’ingénieurs ne cessent d’alimenter les hôpitaux, impliquant la formation de professionnels à l’interface entre le soin et les sciences techniques. Et les écoles d’ingénieurs ne peuvent rester en marge de ces évolutions, estime Jacques Fayolle, directeur de l’École des mines de Saint-Étienne : "Nos établissements s’adaptent à la société et aux besoins des entreprises. C’est ce pourquoi ils ont été créés", souligne celui qui est aussi président de la Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs. Et c’est dans le secteur pharmaceutique que ces liens sont les plus anciens. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi l’on compte une multitude de doubles cursus pharmacien-ingénieur sur l’ensemble du territoire, d’Albi à la Lorraine en passant par Bordeaux et Rouen, sans oublier, là aussi, les Mines de Saint-Étienne et Centrale Lyon, dont le double parcours vient de fêter ses 30 ans.

"Il y a une vraie appétence chez les élèves ingénieurs férus de chimie pour ce secteur", observe Claude Rozé, à la tête de l’ESItech. L’École supérieure d’ingénieurs en technologies innovantes de l’université de Rouen Normandie, partenaire du groupe Insa, n’accueille que 200 étudiants. "Petit à petit, nous avons axé nos formations sur la pharmacie, en constatant à quel point il y avait aussi des débouchés professionnels. Alors que nous proposions déjà une spécialité technologies du vivant, notre spécialité génie physique est devenue, en 2018, la spécialité physique pour la santé", assure le directeur. Depuis 2023, l’école propose un double  diplôme avec l’UFR de pharmacie de l’université de Rouen.

La raison de ces multiples doubles cursus en pharmacie et ingénierie est simple, observe Jérémie Pourchez. "Dans l’industrie pharmaceutique, certains métiers sont protégés. Autrement dit, ils ne peuvent être exercés que par des personnes ayant le titre de pharmacien. Or, certains de ces métiers relèvent de l’ingénierie, par exemple celui de responsable d’une ligne de production d’un médicament. De fait, il est apparu très tôt que nous devions former des pharmaciens-ingénieurs." Si la situation n’est pas identique pour les médecins, elle est aussi ancienne. "Chaque année, on voyait quelques étudiants, très minoritaires, aller vers des études de médecine après leur cursus d’ingénieur, rappelle le responsable des doubles cursus santé. Malgré les passerelles, cela impliquait des études très longues." C’est aussi l’objectif de ces double cursus : permettre l’obtention des deux diplômes via une scolarité aménagée. 

 

Des scolarités aménagées et une mise à niveau

Il y a autant de modalités que de cursus, que ce soit à travers une césure dans la scolarité de médecine ou un volume horaire dédié dans l’emploi du temps. L’enjeu étant de proposer une forme de mise à niveau disciplinaire en amont. Ainsi, les étudiants en santé inscrits dans le double cursus des Mines de Saint-Étienne suivent durant leur deuxième et troisième année l’équivalent de trois heures hebdomadaires supplémentaires via une plateforme d’enseignement à distance, en particulier des cours de maths et de physique-chimie adaptés à ce qui est demandé en ingénierie. "En moyenne, 40 étudiants suivent ces cours et 15 d’entre eux sont sélectionnés pour rejoindre l’École des mines pendant deux ans après leur FGSM3 avant de retourner en fac de médecine, pharmacie ou odontologie", explique Jérémie Pourchez, responsable des doubles cursus au sein des Mines Saint-Étienne.

Pour ces écoles d’ingénieurs, qui recrutent sur titre à partir des deux dernières années, il est habituel d’accueillir des étudiants de profils différents et de gérer ainsi l’hétérogénéité. À l’inverse, le double diplôme pharmacien-ingénieur ouvert l’année dernière par l’université de Nantes s’adresse aux étudiants ingénieurs de Centrale Nantes et Polytech Nantes. "Chaque semaine, ces derniers ont quatre heures de cours tous les jeudis sur le site de la faculté, explique la Dre Aurélie Mossion, responsable du cursus. Après les trois ans en école d’ingénieurs, ils intégreront directement la quatrième année de pharmacie." Une passerelle nécessaire alors que la pharmacie semble en perte d’attractivité depuis la réforme du premier cycle des études de santé. 

Il faut dire qu’entre les deux formations, "ce n’est pas le même monde", s’amuse Maxence, en deuxième année à Polytech Nantes, qui fait partie de la première promotion de ce double cursus. "En pharmacie, il y a beaucoup d’apprentissage par cœur et on n’est pas forcément habitué lorsque l’on débarque de l’ingénierie où l’on travaille davantage la résolution de problèmes." À l’inverse, le passage de la faculté à l’école d’ingénieurs peut aussi dérouter les futurs médecins. C’est le cas d’Alice qui vient de commencer sa quatrième année après avoir passé deux ans au sein à l'Ecole des mines de Saint-Étienne : "On nous demande davantage de travail en équipe, d’acquérir de l’autonomie et des compétences. C’est intéressant, mais, effectivement, cela n’a rien à voir avec ce que l’on nous demande en médecine." Mais cette "pause" lui a fait du bien, assure-t-elle : "Ça m’a permis de voir autre chose et de m’ouvrir à d’autres méthodes de travail et de réflexion." Si la jeune femme ne sait pas encore vers quelle spécialité se diriger, elle a pu suivre les cours de l’école relatifs aux biomatériaux. "Cela m’a beaucoup intéressée dans le cadre des prothèses! " 

 

"Tenter médecine sans m’enfermer"

Pour mêler au mieux les deux mondes, les écoles commencent à proposer des cursus post-bac mêlant ces deux formations pharmacie-ingénieur. À Rouen, l’ESItech s’est emparée de la réforme de l’accès aux études de santé pour proposer en 2021 une option santé au sein de sa prépa intégrée, sur le modèle des licences accès santé (LAS). "Durant les deux années de prépa, les étudiants suivent une option santé en lieu et place d’autres enseignements optionnels", explique Claude Rozé. 

Un cursus couronné de succès puisque pour 2025, 14 étudiants des 29 lauréats au concours d’entrée pour les LAS venaient de l’ESItech : 11 ont été admis en médecine, 2 en pharmacie et 1 en odontologie. En moyenne, sur Parcoursup, la formation est demandée par 500 candidats, pour 25 places disponibles. Léa a été admise en 2024. "Ce qui m’a plu, c’est la possibilité de tenter médecine sans complètement m’enfermer dans des études de santé", explique l’étudiante qui va découvrir les métiers de la santé. "On a des interventions de professionnels de la pharmacie. J’ignorais tout de ce secteur, mais j’avoue que cela commence à me plaire", répond celle qui reconnaît résumer les professions de santé à celles de médecin ou d’infirmière.

C’est aussi à ça que servent ces formations post-bac : laisser un peu de temps aux candidats avant de choisir leur voie, explique Laurent Navarro. Au sein de l’École des mines de Saint-Étienne, l’enseignant-chercheur est responsable du nouveau cursus, qui sera lancé à la rentrée 2025 : le cycle préparatoire et diplômant en ingénierie et santé (PDIS). Un cursus en deux ans "inédit", assure Jacques Fayolle, son directeur, qui mêle, pour deux tiers du volume horaire, des enseignements de classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) et, pour un tiers, ceux de la licence Sciences pour la santé de l’université de Saint-Étienne, proche du parcours accès spécifique santé (Pass). "Plus qu’une passerelle entre l’ingénierie et la médecine, ce cursus vise à former des personnes qui pensent déféremment à partir de ces deux champs", explique Laurent Navarro. Là encore, les étudiants peuvent entrer en médecine, continuer dans le cycle ingénieur de l’établissement ou encore rejoindre l’une des autres écoles du réseau Institut Mines-Télécom. "C’est aussi ce qui rassure les parents, note la jeune Léa. Cette possibilité de continuer au sein de l’école si l’on échoue en médecine, cela les tranquillise." 

 

Un intérêt stratégique

Destinée aux bacheliers qui hésitent pour leur orientation, la formation vise aussi à diversifier les profils des étudiants accueillis au sein des Mines Saint-Étienne. "On s’adresse toujours à de très bons lycéens mais pas seulement ceux qui ont pris la doublette maths et physique-chimie, les spécialités naturelles pour les futurs ingénieurs, précise Laurent Navarro. On accepte aussi les candidats qui ont opté pour la doublette maths et biologie ou encore biologie et physique- chimie." Notamment, et surtout, les filles, plus rares dans les écoles d’ingénieurs depuis la réforme du bac. "On le voit, dès que l’on met le terme 'santé' sur un cursus, la part de candidates augmente", constate Claude Rozé. Bien que n’ayant pas le même âge, Alice et Léa se sont senties un peu intimidées à l’idée de commencer des études d’ingénieur après le bac. "Il m’a fallu plusieurs années de médecine pour saisir l’opportunité du double diplôme en faisant confiance à mes capacités. C’est bête, mais ces biais sexistes, je pense que nous sommes nombreux à les avoir… malgré nous !", explique Alice.

Outre cette diversification et la féminisation de ces écoles d’ingénieurs, les doubles diplômes leur permettent aussi une forme d’attractivité, constate Céline Helbert, de Centrale Lyon. "Cela peut correspondre à la stratégie de chaque établissement." Enfin, alors qu’il manque 15000 ingénieurs par an, selon les estimations de la CDEFI, la formation des professionnels de santé permet de combler un peu ce manque. "Mais il faut nuancer, prévient Matthieu Mazière. Chaque année, c’est une poignée de médecins-ingénieurs qui sont diplômés, un peu plus si l’on prend en compte les pharmaciens. Au regard des 15 000 ingénieurs manquants, cela ne suffit pas..." Les étudiants, eux, sont bien loin de ces enjeux stratégiques. Ils pensent avant tout à leur carrière : leur double formation les encourage notamment à poursuivre dans la recherche. Youssef a déjà effectué son stage de deuxième année d’ingénieur dans un laboratoire médical à l’université de Chicago. "J’ai pu travailler sur l’analyse de données médicales relatives au FoxP3, un facteur de transcription spécifique des lymphocytes T régulateurs. Cela m’a beaucoup intéressé, d’un point de vue technique, mais ça m’a aussi permis de comprendre les enjeux que cela avait sur le corps, les cellules. J’ai envie de poursuivre dans cette voie." D’ailleurs, son prochain stage portera également sur l’analyse de données médicales, cette fois au centre de cancérologie de Lyon. "On doit se servir des avancées techniques pour soigner la population. Et inversement, on favorise ces avancées à partir de ce que l’on vit avec les patients. Je ne me vois pas travailler dans la recherche sans soigner : à mes yeux, les deux sont liés." D’où l’enjeu de cette double casquette médecin-ingénieur, pour lui.  

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Chirurgie générale
il y a 25 jours
douteux ni tout à fait ingénieur,ni tout à fait médecin
 
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