
Le désarroi des pays du Maghreb face à l’exode de leurs médecins : "La France offre des conditions attractives"
Les médecins du Maroc, d’Algérie et de Tunisie sont de plus en plus nombreux à partir faire valoir leurs compétences en dehors de leur pays, et notamment en France où ils représentent les deux tiers des Padhue en exercice. Un phénomène qui laisse les autorités locales relativement démunies.

Vu de France, les médecins maghrébins font l’objet d’au moins deux représentations. Ils sont d’abord considérés comme une ressource miraculeuse permettant de faire tourner des hôpitaux qui, sans eux, auraient pour beaucoup depuis longtemps mis la clé sous la porte : selon le dernier atlas de l’Ordre des médecins, l'Algérie, la Tunisie et le Maroc représentaient à eux seuls près des deux tiers des médecins exerçant en France avec un diplôme obtenu hors de l’UE (Padhue) - 37% pour l’Algérie, 12% pour la Tunisie et 7% pour le Maroc. Mais on les voit également comme les victimes d’un système qui les exploite en les maintenant dans une précarité à durée indéterminée qu’ils ne cessent de dénoncer.
À ces deux images, il faudrait en ajouter une troisième, vue depuis leurs pays d’origine cette fois-ci : celle de diplômés aux compétences essentielles qui, en assouvissant leur légitime aspiration à un épanouissement professionnel et personnel, laissent derrière eux des systèmes de santé marqués par une pénurie dont on peine à imaginer l’ampleur de notre côté de la Méditerranée.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : on compte, selon l’OMS, 7 médecins pour 10 000 habitants au Maroc, 10 pour 10 000 en Algérie, et 13 pour 10 000 en Tunisie. Pour mémoire, ce chiffre s’élève à 33 pour 10 000 en France. Pour ne rien arranger, ces trois pays nord-africains connaissent des inégalités dans la répartition territoriale des ressources médicales bien supérieures à nos problèmes hexagonaux de déserts médicaux, l’essentiel des praticiens exerçant dans les grands centres urbains situés sur le littoral. C’est sur ce tissu médical déjà extrêmement fragile que vient s’ajouter la question de l’exode.
"Nous avons au Maroc environ 15 000 médecins dans le secteur public, 15 000 dans le secteur privé, et 15 000 qui sont hors du pays", énumère le Pr Mouhcine El Bakkali, ophtalmologue à Rabat et secrétaire général de la Fondation des enseignants médecins libéraux (FEML) du royaume. "Par ailleurs, le Maroc parvient à former 2000 médecins par an au lieu des 3000 qui seraient recommandés, et sur ces 2000, environ 600 à 700 choisissent de quitter le pays." Côté algérien, le Dr Lyes Merabet, président du Syndicat national des praticiens de santé publique (SNPSP), estimait en août dans le quotidien El Watan à 15 000 les praticiens ayant choisi d’exercer en France, sachant que notre pays n’est pas la seule destination possible. Quant à la Tunisie, elle a perdu pour la seule année 2023, selon le Dr Nizar Laadhari, secrétaire général de l’Ordre national des médecins de Tunisie cité par L’Économiste maghrébin en mars 2024, un total de 1325 jeunes médecins.
C’est de bonne guerre, la France a un problème de démographie médicale, elle offre des conditions attractives
Face à cette situation, les autorités locales ne restent pas les bras croisés. L’Algérie, notamment, a un temps tenté de geler l’authentification des diplômes des candidats au départ. La mesure, prise en 2023, avait été l’une des raisons de la récente mobilisation des jeunes médecins, et a été levée à la fin de l’année. En Tunisie, Nizar Ladhari, cette fois-ci cité par La Presse de Tunisie, saluait les efforts du ministère de la Santé pour améliorer les conditions d’exercice sur place : mesures de lutte contre la violence dans les établissements de santé, partenariats offerts à des jeunes médecins pour collaborer avec des confrères plus âgés…
Mais les dispositions mises en œuvre par les gouvernements ressemblent un peu aux efforts que l’on fait sur la plage pour sauver un château de sable assailli par la marée. C’est du moins l’impression qui prévaut lorsqu’on interroge les observateurs sur place. Car le phénomène migratoire est loin de se limiter à des flux vers la France, et il ne concerne pas que les médecins. "Il y a une tendance nord-sud qui touche toutes les franges de la population, et qui depuis ces dernières années affecte de plus en plus les personnes qui ont une formation universitaire et qui considèrent qu’à partir du moment où ils n’arrivent pas à assurer sur place la qualité de vie à laquelle ils estiment pouvoir prétendre, ils peuvent aller la chercher ailleurs, d’abord en France mais aussi vers les pays du Golfe", analyse ainsi le Dr Mohamed Iddir, pédiatre dans un hôpital de la périphérie d’Alger et président du Syndicat national des praticiens spécialistes de la santé publique (SNPSSP). "On ne peut pas arrêter l’exode, c’est un phénomène mondial ", confirme, de l’autre côté de la frontière algéro-marocaine, Mouhcine El-Bakkali.
Il faut dire que les facteurs qui poussent les médecins maghrébins vers d’autres cieux sont puissants. "Chacun est libre d’aspirer à la vie qu’il veut avoir", rappelle Mohamed Iddir, qui regrette toutefois que les études médicales en Algérie étant " gratuites", le départ de jeunes diplômés constitue "une perte sèche pour l’État". Le pédiatre dit, par ailleurs, comprendre la stratégie française qui consiste à attirer les médecins venus du sud du bassin méditerranéen. "C’est de bonne guerre, la France a un problème de démographie médicale, elle offre des conditions attractives, je ne porte pas de jugement moral, c’est la logique du marché", souffle-t-il.
De plus en plus de médecins subsahariens viennent s’installer
Face à des forces d’attractions, provenant de France et d’ailleurs, telles que celles auxquelles sont soumis les systèmes de santé des trois pays du Maghreb, il semble donc illusoire de chercher des solutions à court terme. C’est d’ailleurs ce qui a poussé les autorités algériennes à abandonner leur politique de gel de l’authentification des diplômes. L’important est donc de travailler à réduire l’écart entre les conditions de travail et de rémunération de part et d’autre de la Méditerranée. "Les pouvoirs publics ont récemment essayé d’augmenter les salaires des médecins, de réviser les statuts... Mais c’est largement insuffisant", souligne Mohamed Iddir.
Mieux vaut donc se rendre à l’évidence et voir à long terme. "Il ne faut pas réfléchir en fonction des urgences de l’heure, la seule possibilité est de se projeter à moyen et à long terme", estime le pédiatre algérois. C’est également le sens d’une publication coordonnée par Mouhcine El-Bakkali pour le compte de la FEML*, qui suggère toute une série de mesures permettant de rendre plus attractif l’exercice médical sur le sol du royaume chérifien : mettre fin à "l’absence de démocratie et de méritocratie au niveau des CHU", favoriser les possibilités de formation attractives, notamment en ouvrant des terrains de stage en secteur libéral…
Reste que la tendance qu’ont les décideurs politiques à prioriser les solutions de court terme pourrait s’avérer difficile à combattre. C’est ainsi qu’en 2021, le Maroc a adopté une loi favorisant le recrutement de médecins étrangers. Et en Algérie, si Mohamed Iddir ne constate pas de "véritable politique structurée en ce sens", il note que "de plus en plus de médecins subsahariens viennent s’installer". Creusant par là un déficit dans une démographie médicale qui, dans les pays situés au sud du Sahara, est encore plus fragile qu’au Maghreb.
*Mouhcine El Bakkali, Exode des compétences médicales au Maroc – Menaces ou opportunités ?, FEML, 2022
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